« Je ne songeais qu’à rencontrer quelque chose d’authentiquement américain... »
(Henry Miller)
Suite à la lecture du Cauchemar climatisé d’Henry Miller, Julien Allouf décide de s’embarquer sur les traces de l’auteur dans une longue traversée qui le mènera de New York à Big Sur sur la côte Pacifique des États-Unis. Entremêlant extraits de journaux de voyage, photographies et fragments du roman de Miller, ce livre retrace un voyage au cœur de l’Amérique. Des textes de Nicolas Mathieu, Neige Sinno et Bernard Plossu, viennent jalonner cette plongée dans le cauchemar américain.
« J’avais rêvé du Sud. Je l’avais rêvé d’après les livres de Faulkner, Larry Brown, James Agee, Erskine Caldwell, Tennessee Williams, Flannery O’Connor, Robert Penn Warren. Un rêve en nage, en proie à la fureur et à la contention, au grotesque et à l’alcool. Car si le cauchemar de Miller a la clim, il en existe un autre, celui de mon rêve, sans thermostat, une Amérique de marécage, entre la Caroline et la Louisiane, prise dans les lianes et les bondieuseries, sensuelle jusqu’au crime, raciste à en crever.
J’y suis allé et j’ai croisé ce Sud qui a la Bible au ventre et se meurt depuis cent cinquante ans d’une mélancolie de dentelles, du souvenir de fortunes édifiées sur le crime et les chaînes, une civilisation de fin du monde, comme si Athènes avait chopé la malaria et sombrait depuis sous le poids du regret, le souvenir de sa défaite. Je l’ai vu aussi au bord de la route, avec ses mobil-homes, ses maisons en préfabriqué, ses casquettes de routier, une dodge neuve devant, des bières sous le porche, et dans un coin le drapeau confédéré. Je l’ai vu dans des quartiers qui sont, en pleine Amérique, comme des bidonvilles, le delta du Mississippi autre tiers-monde, un enfer de division et de brutalité sous le vernis des belles maisons à colonnes et de l’impeccable hospitalité.
J’ai vu surtout un monde qui au bord de l’abîme climatique n’en avait rien à foutre, roulait toujours au volant d’énormes cylindrées, cramait du carburant, de la bouffe, de l’énergie et du plastique comme si demain n’existait pas, se disant que vienne le feu du ciel, on climatisera. »
Nicolas Mathieu, 2020
« Big Sur, de 1966 à 2024 ! Tant d’années ! Et pourtant le nom reste magique encore si longtemps après ! Ça doit tenir au fait aussi que cette superbe route côtière n’a jamais été élargie : impossible !
Du coup, ça reste un peu encore, malgré le XXIe siècle, un lieu de retrait volontaire, tout comme au temps des grandes années-là de Old Henry (Miller), époque où ses copains Ephraim Doner – que j’ai eu la chance de connaître – et Emil White partageaient cet univers de contestation par le biais de la nature encore sauvage, des pré-écolos quoi !
Maintenant, voilà Julien qui y rôde à son tour, photographiant bien sûr, mais aussi respirant les embruns des vagues énormes de ce Pacifique qui ne l’est pas, regardant des paysages qui vont jusqu’à l’Orient, pensant à ceux d’avant qui avaient été pris au piège de la passion du lieu : quoi de mieux sur terre qu’une petite maison en rondins sur cette côte où règne souvent en seul maître une brume impénétrable ! Ou une maison dans le petit canyon de Palo Colorado, petite route qui s’enfonce dans la forêt, où une fois arrivé au sommet, je vis un aigle s’envoler avec un crotale dans son bec !!! Ça ne s’invente pas un tel paysage, pourtant au pays des milliers de kilomètres d’autoroute ! On met bien trois heures là-bas dans le sud à traverser Los Angeles sur des routes à huit voies…
Alors, que l’aventure de Big Sur continue génération après génération, merci Julien ! Et merci au cher vieux maître de la sagesse retrouvée qu’était ce Henry Miller fuyant ce qu’il appelait « le cauchemar climatisé ! » …………! »
Bernard Plossu, 2024
« Parce que nulle part le divorce n’est aussi complet entre l’Homme et la nature »
(Henry Miller)
« Je ne songeais qu’à rencontrer quelque chose d’authentiquement américain... »
(Henry Miller)
Suite à la lecture du Cauchemar climatisé d’Henry Miller, Julien Allouf décide de s’embarquer sur les traces de l’auteur dans une longue traversée qui le mènera de New York à Big Sur sur la côte Pacifique des États-Unis. Entremêlant extraits de journaux de voyage, photographies et fragments du roman de Miller, ce livre retrace un voyage au cœur de l’Amérique. Des textes de Nicolas Mathieu, Neige Sinno et Bernard Plossu, viennent jalonner cette plongée dans le cauchemar américain.
« On ne nous croyait pas vraiment, au début, quand on disait qu’on allait partir. On part, on va partir. On va partir au Mexique, toutes les deux, dans le camion de Marta. On traversera le pays, on passera la frontière à Ciudad Juárez ou à Nuevo Laredo, après on continuera jusqu’au Chiapas. Vous êtes folles. Vous êtes complètement folles.
On voulait voyager. C’est-à-dire, quoi ? Ça veut dire quoi voyager ? On ne voulait pas être des touristes qui ne voient rien, ne pas chercher les endroits connus, juste se laisser dériver, faire la route, rencontrer des gens, sortir du monde étriqué. On voulait s’asseoir à une table avec des inconnus, ne pas avoir peur malgré la peur, ne pas montrer trop notre jeunesse, notre soif. Seuls les hommes nous abordaient. Mais, très vite, ils nous invitaient chez eux. Et chez eux, c’était des maisons avec des familles, des problèmes de maison, des problèmes de famille. On s’attachait, on avait envie de rester, de se faire des amis et des ennemis, de se faire des vies nouvelles. On buvait du Nescafé dans des tasses en plastique, des petites bières fraîches à la bouteille. On riait, ma parole, on était folles.
Il fallait repartir. On repartait. On avalait des kilomètres. Notre camion avait des problèmes mécaniques. Évidemment. C’était un gros van d’une marque américaine que Marta avait acheté à des Mexicains à côté de Detroit, Michigan. Le châssis était rouillé à cause de la neige, du sel mis sur les routes pour faire fondre la neige. Il fallait changer des pièces de temps en temps. Ça nous coûtait de l’argent. Ça nous énervait. On passait des heures dans des garages, des ateliers mécaniques, des hangars, des arrière-cours de maisons pleines de carcasses de voitures, à attendre avec des gars enduits de cambouis qui nous offraient des cafés d’abord puis des bières.
On aimait les grands ciels, les ciels immenses au-dessus de la route. On ne se lassait pas des plaines, des déserts, des paysages. Le seul théâtre possible pour notre faim, pour notre colère, pour notre poésie. On aimait l’odeur de chaleur sur le goudron, les viandes cuites sur des plaques graisseuses, les musiques chargées du chagrin d’un autre peuple. On fuyait notre blanchitude, qu’on nous rappelait à chaque instant. On fuyait, on cherchait quelque chose. L’Amérique avait un goût amer, mais un goût de quoi exactement, on n’aurait pas su le dire, on ne voulait pas le savoir. On voulait croire qu’on allait trouver quelque chose dans la fuite, quelque chose d’autre, quelque chose de plus. Déjà on s’était trouvées, nous deux, mais il nous fallait arpenter encore. On dormait à l’arrière du camion, les rideaux tirés et bien attachés avec des pinces à linge pour que personne ne devine qu’il y avait des gens là-dedans, comme si ça n’était pas évident, avec la buée qui se formait sur les vitres. On fermait les loquets. On se lisait des histoires pour s’endormir. On regardait des cartes du Mexique, on notait des itinéraires, des idées. On rêvait à haute voix. On s’aimait. On s’engueulait. On fumait au volant. On avait les cheveux sales, des tresses avec des plumes dedans, des sandales en cuir, des idées fausses.
On nous disait de ne pas rouler la nuit. Et on roulait. On roulait quand même. »
Neige sinno, 2023